L’interview sans concession de Pierre Arnould

Après trente-cinq ans de carrière dans l’endurance, huit championnats internationaux réussis comme cavalier, de nombreuses médailles engrangées en tant que sélectionneur national et une implication de tous les instants, Pierre Arnould a dû s’effacer de l’avant-scène, sous la pression d’une suspension que lui a infligée la FEI en octobre 2020 et qui pourrait courir jusqu’en juin 2022. L’occasion de revenir sur sa carrière et sa vision, sachant que le personnage n’est pas du genre à déposer le bilan.

Pierre Arnould
© Christian Simonart/Cheval-in
Pierre Arnould, vous êtes resté vingt ans à la tête de l’équipe belge d’endurance. Dans quelles circonstances aviez-vous pris vos fonctions en 2001 ?

J’étais cavalier et membre de l’équipe belge. Je sortais de quatre championnats du monde et quatre championnats d’Europe réussis. Mon constat était que la Belgique manquait d’un leader au niveau du coaching, mais je ne convoitais pas du tout le poste. D’autant qu’à l’époque, j’habitais au Portugal et je travaillais au Brésil. La Fédération m’a toutefois proposé la fonction de chef d’équipe et j’ai accepté, notamment sur les conseils de feu Pierre Cazes, le sélectionneur français, figure emblématique de l’endurance internationale, de qui j’étais proche.

Vous vous attendiez à rester aussi longtemps en poste ?

Pas du tout ! Je m’attendais à oeuvrer trois ou quatre ans. Mais je me suis pris au jeu, j’ai de suite beaucoup aimé la fonction… Même si, après réflexion, j’ai sans doute mis un terme à ma carrière de cavalier trop tôt. Les quelques fois où je me suis dit « il faut que j’arrête, je vais remonter en compétition », je ne voyais personne à qui passer le relais. Alors je suis resté… vingt ans. Tous sports confondus, cela doit être un record. En tout cas, au niveau national.

©Christian Simonart/Cheval-in
Quelle était la situation à l’époque quand vous avez pris la tête de l’endurance belge ?

Chaotique et désertique. Beaucoup de blablas et pas de résultats. Un peu comme aujourd’hui mais en moins pire, car à l’époque, le focus se portait vers le sport, alors que maintenant ça ressemble à du loisir. Pourtant, en 2001, j’ai d’emblée commencé par une médaille de bronze au championnat du monde des jeunes cavaliers, à Villacastin, près de Madrid. Par contre, la Belgique n’avait pas d’équipe alignée sur le championnat d’Europe seniors. L’une des premières exigences que j’ai cherché à inculquer aux cavaliers, c’est d’arrêter de nourrir des complexes. Je voulais qu’on arrête avec « les petits Belges ». On se dévalorisait toujours, notamment face aux Français. Je voulais un changement de mentalité. Il fallait marcher la tête bien haute. Et c’est ce que nous avons fait.

Durant ces vingt années, la Belgique a joliment étoffé son palmarès…

Nous avons été champions d’Europe, champions du monde, vice-champions d’Europe et vice-champions du monde. Nous avons obtenu les trois médailles sur les différentes Coupes des Nations, aussi bien en juniors qu’en seniors ou en jeunes chevaux… En Belgique, l’endurance est une niche. Mais nous sommes parvenus à réaliser de grandes performances grâce à la motivation sans faille d’un nombre extrêmement réduit de cavaliers et de chevaux, en tout cas par rapport aux pays ténors de la discipline. Que l’on soit arrivé à un tel palmarès avec un matériel aussi réduit est remarquable.

Avec le travail, la passion, le savoir-faire et l’intelligence, nous avons souvent su tirer le maximum de la part de chevaux qui n’étaient pas des cracks à la base. Nous avons bien entendu connu des hauts et des bas. Mais je note quand même qu’en 2019, lors de ma dernière saison normale aux commandes, nous sommes quatrièmes au championnat d’Europe des juniors ; nous loupons d’un fifrelin le podium par équipe au championnat d’Europe des seniors ; et lors de la seule Coupe des Nations courue cette année-là, nous terminons avec une médaille de bronze par équipe.

Pierre Arnould
©Christian Simonart/Cheval-in
De quoi êtes-vous finalement le plus fier après ces vingt années de présence à la tête de l’endurance belge ?

Je ne peux pas réellement mettre en exergue un titre ou un événement en particulier. Je savoure d’ailleurs difficilement une récompense car je pense déjà à la suivante. C’est ma mentalité. Ce dont je suis le plus fier, c’est de la globalité. Nous étions pris au sérieux et n’étions jamais là pour faire de la figuration. Nous avons placé la Belgique sur la mappemonde de l’endurance équestre. Je revendique également d’avoir amené de nouvelles techniques d’entrainement, de nouveaux matériaux. Je n’ai jamais été un passéiste, j’ai au contraire toujours été attentif aux évolutions. Et je le suis encore. Durant ces vingt ans, j’ai d’ailleurs vécu de l’intérieur toute l’évolution de la discipline et accompagné tous les changements. Je trouvais l’endurance très intéressante en 1985, et je trouve la discipline tout aussi intéressante aujourd’hui.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’endurance belge ?

Un regard condescendant. Depuis octobre 2018, j’ai dû faire face à quantité de basses manœuvres politiques et pseudo-judiciaires – du « bashing » dit-on désormais -, à tel point que j’ai été obligé de me mettre en marge. En deux ans à peine, l’endurance belge n’est plus dans sa majorité qu’une activité récréative. Les vrais cavaliers sportifs, désireux de haut niveau et de performance, se comptent sur les doigts de deux mains. Au niveau de l’élevage, il n’y a plus rien alors qu’il y avait encore une émulation jusqu’à quelques années d’ici avec les Iviers, le Moirmonay, Havenne, Rendpeine, Sauvlons, Al Ondrel, Ainseveau, … (Ndlr : certains de ces élevages font toutefois toujours naître des poulains chaque année)

A ce jour, je ne vois que le haras de l’Eau Noire (à Couvin) de Patricia Gueret, elle-même cavalière, qui utilise de très bonnes origines. Au niveau du réservoir, il y a, chaque année, de moins en moins de courses, de moins en moins d’adeptes et a fortiori de moins en moins pour le haut niveau. Nous flirtons avec la médiocrité. Aujourd’hui, le pouvoir est passé entre les mains des comitards et des cavaliers récréatifs pour lesquels gagner une épreuve de 80 km apparaît plus valorisant que d’obtenir une sélection pour un championnat international. On en arrive à disputer un championnat de Belgique qui va se courir sur 100 km en CEN. Désespérant. A chacun son bonheur, mais celui-là ne ressemble pas au mien et n’a certainement point sa place au sein de la Fédération Royale Belge des Sports Equestres.

Comment en est-on arrivé là ?

Dans le monde, l’endurance contemporaine est essentiellement latine. En Europe, la véritable émulation se situe en France, en Espagne, en Italie et au Portugal. Les autres foyers de dynamisme se trouvent dans toute l’Amérique latine et dans les pays du Moyen Orient. Dans tous les pays germaniques, scandinaves, slaves ou anglo-saxons – Australie mise à part -, l’endurance a peu de succès. La Belgique a certes un profil latin, mais force est de constater que le pouvoir politique y a eu raison du pouvoir sportif.

Auparavant, le budget de la commission nationale d’endurance était essentiellement consacré à l’international. Aujourd’hui, ce budget a été réorienté vers les trophées régionaux et vers les organisateurs de course… Desquels aucun n’organise une course internationale. Je remarque que quand je suis arrivé aux affaires, début des années 2000, j’ai bénéficié de la présence de Jacques Ghislain, véritable puits de mémoire de la discipline en Belgique. Aujourd’hui, je ne vois personne au sein des différents organes remplir ce rôle.

Pierre Arnould
L’endurance en Belgique a-t-elle suivi la même évolution qu’ailleurs ces dernières années ?

Non. Tous les pays, sur tous les continents, ont connu l’endurance comme un sport amateur. Mais, depuis la fin des années 90, lorsque le Moyen Orient est entré dans la danse, la discipline s’est professionnalisée : l’élevage s’est optimisé, les vitesses ont éclaté, les exigences ont explosé. La Belgique a très mal négocié ce virage-là. Nos professionnels, ou assimilés pros, sont une dizaine et font preuve d’une grande abnégation pour rester dans le concert du haut niveau. A quel prix ? Elisabeth Hardy, Louna Schuiten, Céline Just, Wendy Fallon et ses filles, Peter Bastijns,… Tous ceux-là sont expatriés à l’étranger. En Belgique, Bruno Van Gestel et Raoul Ronsmans profitent de leur situation de retraités, tandis que Karin Boulanger, Steve Peignat, Emeline Mottet, Céline Lavis, ou Romane Yernaux doivent jongler avec des activités parallèles, tout comme nos quelques cavalières juniors valables.

Il y aurait une douzaine d’entités pros ou assimilées. Mais plutôt que d’accompagner ces gens-là, qui sont les seuls à pouvoir valoriser la Belgique au haut niveau, la commission nationale préfère mettre le focus sur ceux qui vont gagner les 60 km le week-end. Ce qu’on me reprochait souvent, c’était de toujours travailler avec les mêmes. Mais c’est tout à fait logique puisqu’il n’y avait qu’eux qui pouvaient répondre aux critères FEI. Le salut ne peut venir que de la professionnalisation, comme en France, en Italie, en Espagne et au Portugal, … Ou comme l’a fait la Belgique du saut d’obstacles.

Ne faut-il pas malgré tout essayer d’étoffer la base ?

Oui, mais ce n’est plus le rôle d’un sélectionneur national, ni celui d’une fédération régionalisée. C’est la mission des ligues et des régionales. Mais au-delà de cette vision structurelle, c’est devenu quasi mission impossible car la Belgique n’a plus cette culture de l’endurance, pour autant qu’elle l’ai jamais eue. Aujourd’hui, plus que jamais, l’équitation sportive rime avec jumping, dressage et complet.

Quand on explique à un jeune de 15 ans qu’il faut s’entrainer en extérieur par tous les temps, qu’il est difficile de gagner de l’argent, que les transports sont longs, les éliminations fréquentes, … Il est compliqué de trouver des adeptes qui vont tenir le coup au-delà d’une saison. L’endurance est une discipline qui prend beaucoup de temps. C’est aussi une discipline ingrate où on se fait éliminer pour un oui ou pour un non, parfois même la ligne d’arrivée franchie. Les mentalités actuelles ont beaucoup de mal à accepter cela.

Et puis, il faut aujourd’hui bien plus de moyens financiers qu’autrefois pour prester à un bon niveau, pour se déplacer, pour s’inscrire, pour avoir un cheval ayant une bonne génétique. Un cheval est d’ailleurs désuet : on parle désormais de piquets de chevaux. Aujourd’hui, les cavaliers qui découvrent l’endurance sont souvent des adultes proches de la pension, qui ont plus de moyens et plus de temps que les jeunes à consacrer à la discipline. D’où l’importance de choyer les quelques-unes et quelques-uns qui ont osé franchir le pas de la professionnalisation.

Pierre Arnould
Pierre Arnould et Karin Boulanger (© Christophe Bortels/Cheval-in)
Que pouvez-vous souhaiter à Peter Bastijns et Philippe Maquet, vos successeurs à la tête de l’équipe ?

Que du bien. D’autant que dans les équipes qu’ils peuvent rassembler, il ne pourra de toute façon y avoir que des gens que j’apprécie, à l’image de Louna Schuiten (Top 10 mondiale 2019) qui sera la seule représentante de la Belgique au championnat du monde le 22 mai prochain à Pise et qui a été formée aux Alizés, l’écurie que Karin Boulanger et moi-même dirigeons, pendant vingt années. J’espère que Benoît Sizaire le vétérinaire, Benjamin Collin le physio et Sacha Spilette le maréchal resteront dans le staff afin d’assurer qualité et continuité. Je note avec un brin de malice qu’en 2001, je reprends les sélections en mains alors que la Belgique est dans l’incapacité de présenter une équipe senior et que, vingt ans plus tard, quand on me met sur la touche, la Belgique est à nouveau dans la même incapacité pour la première fois en deux décennies.

Une page vient de se fermer pour vous. De quoi sera fait votre futur ?

J’ai été champion de Belgique sur 160 km dans les années 1990. Mon frère Jacques l’a été dans les années 2000. Ma compagne Karin l’a été dans les années 2000 et 2010 (à trois reprises, un record). Mon neveu François l’a été en junior sur 120 km et ma fille Elisa l’a été en senior sur 160 km. Je vais perpétuer cette tradition via l’activité des Alizés, en entraînant les chevaux de Karin et en préparant l’avenir avec nos quelques affiliés et bien entendu, avec mon petit-fils, Rodrigo, le fils d’Elisa, qui fête son premier anniversaire ce 5 mai sur son cheval à bascule.

Clara Darmstaedter (Top 10 mondial junior 2020), Julie Schouppe, Céline Demere, Martin Dalle et Bruno Nerincx peuvent tourner en international. Nous en préparons quelques autres qui vont bientôt arriver à ce niveau. Karin et moi sommes dans une phase de passation, de transmission de savoir et de savoir-faire, parce que nous avons la passion et l’âge pour ça. Au niveau des chevaux, nous avons la chance de pouvoir compter sur des propriétaires et des éleveurs qui nous font confiance depuis de longues années, en Belgique, en Roumanie, aux Emirats et surtout en France : l’élevage du Courtisot, à Aumerval, près de Calais, pour ne pas le citer.

Pierre Arnould
Pierre Arnould, Karin Boulanger, Jacques Arnould, Louna Schuiten et Lisa Arnould en 2016 (© Christophe Bortels/Cheval-in)
Suspension de vingt mois en cours

Le 31 mars dernier, le tribunal de la Fédération Equestre International a rendu public les 31 pages du jugement à l’encontre de Pierre Arnould. Ce dernier se retrouve suspendu pour vingt mois (à compter du 2 octobre 2020) pour utilisation frauduleuse d’un tampon vétérinaire. Celui d’un ancien vétérinaire du staff belge et ami, Peter Wijnendaele. « Je reconnais les faits mais je conteste l’intention, le contexte et la sentence », déclare Pierre Arnould, dont l’appel a été accepté par le Tribunal d’Arbitrage du Sport, à Lausanne. « J’attends un verdict proportionnel à la faute. Il n’y a eu ni fraude financière, ni tricherie de résultats sportifs, ni dopage. Il s’agit d’actes de facilités. »

Interdit de participer ou d’assister à toute compétition ou événement approuvé ou organisé par la FEI ou une fédération nationale jusqu’en juin 2022, le désormais ex-chef d’équipe belge relativise sa situation actuelle. « En 2020, j’ai perdu mon frère (Ndlr : Jacques). Je suis aussi devenu grand-père. On voit dès lors les choses différemment », souligne-t-il. « J’ai également eu l’occasion durant l’hiver de travailler par exemple avec un cavalier aveugle, Frédéric Storme, et également avec une cavalière amputée des deux jambes, Emeline Parmentier. Ce sont des expériences qui remettent les événements en perspective et permettent de prendre du recul. Le harcèlement de certains et les frustrations des autres glissent sur la carapace de mon indifférence. »

Christian Simonart

Co-fondateur de Cheval-in, Christian est depuis toujours passionné par le cheval et son univers. Cavalier amateur depuis sa plus tendre enfance, fan de découvertes chevalines en tout genre et grand partisan de l'utilisation (respectueuse) du cheval dans nos villes comme dans nos campagnes, il est journaliste équestre depuis près de vingt ans.